Critiques presse
Le Figaro littéraire
20 novembre 1992
« La chronique de Renaud Matignon »
Amélie Nothomb : une innocence meurtrière
Hygiène de l’assassin, d’Amélie Nothomb, est une féerie furieuse. Un conte de sorcières, comme il y a des contes de fées. Il commence par ces mots : « Quand il fut de notoriété publique que l’immense écrivain Pretextat Tach mourrait dans les deux mois, des journalistes du monde entier sollicitèrent des entretiens privés avec l’octogénaire. »
Ce pourrait être le début d’un récit de Grimm ou d’Andersen : même passé simple, qui suggère un lieu et une époque de légende, même solennité du vocabulaire, même amplification pour créer le merveilleux. Seulement, au lieu d’une baguette magique, Amélie Nothomb utilise, en guise de stylo, une lame. Elle écrit au couteau.
Ça surprend. Même, ça choque. Amélie Nothomb nous emmène avec une pureté rageuse, et une innocence perverse, dans le voisinage de la mort, et elle nous y montre notre propre visage, comme si, dans un roman policier, le détective découvrait que c’est lui l’assassin. Et comme cette étrange exploration est conduite avec une maîtrise extrême, et qu’on s’y aventure comme dans un film d’épouvante, et qu’on découvre, sans préambule, chez une jeune femme qu’on nous dit avoir vingt-cinq ans, un humour meurtrier en même temps qu’une espèce de mystique des ténèbres, on savoure ce plaisir inconfortable, d’entrer dans un territoire neuf, et dans ce qu’est toujours, tout compte fait, un univers d’écrivain : une zone d’insécurité. On dit parfois qu’il ne faut pas raconter un livre, ce qui n’est qu’à demi vrai. Le récit d’Amélie Nothomb démasque peu à peu un monstre, comme son écriture dénonce le mensonge. Le vieil écrivain promis à une mort prochaine, prix Nobel de littérature confit dans une gloire de misanthrope statufié, va accorder, à regret et au compte-gouttes, un entretien à de rares journalistes. Le premier, ce sera pour le congédier sans ménagements après l’avoir traité de crétin. Le deuxième, pour l’écœurer – au sens propre – avec le récit détaillé de diverses occupations organiques, jusqu’à le faire vomir, à peine sorti de l’appartement où a eu lieu l’entretien.
La réplique grince. Et il se fait jour à travers le sarcasme une méditation sur la parole, sur l’écriture, sur la littérature, et une justesse subtile sous les apparences bougonnes et truculentes : c’est Borges chez les Marx Brothers.
Quant à la troisième interview, c’est à une femme que Pretextat Tach va l’accorder. Et c’est cette femme qui va venir à bout de la hargne cynique et de la morgue de l’écrivain. Patiemment, les questions et les réponses qui composent leur dialogue vont remonter, dans la biographie de Tach, jusqu’au meurtre originel : celui de la pureté qu’il a rêvée, et qu’il a délibérément, méthodiquement assassinée plutôt que de laisser se profaner la créature angélique dont il était amoureux, et de l’abandonner aux jours qui passent, au sang qui coule, au mensonge qui défigure et qui avilit. Les mots sont des meurtriers ; les écrivains sont des meurtriers ; un monstre se cache dernière nos vieillesses tranquilles, et il étrangle la beauté. Très loin, dans nos vies englouties, brille la tache blanche de l’innocence, vestige éblouissant de la parole absolue.
Le vrai sujet de cette Hygiène de l’assassin est au fond l’imposture, cette terrifiante impératrice du monde et de son langage. Le métal parfait des mots devrait ne contenir que les vertus du miracle et les poisons de la mort. Mais l’usage les a obscurcis comme il a transformé un voleur de feu en un notable des lettres obèse et sentencieux, et les livres, ces océans, en bassins somnolents que nous traversons à pied sec. Verve, grossièreté, provocation, drôlerie, mots tranchants et formules paradoxales sont ici trop savamment employés pour être de simples agréments de lecture. Comme elle force peu à peu l’immortel auteur d’Hygiène de l’assassin à avouer un meurtre qui pourrait le conduire aux assises, Amélie Nothomb fait le nécessaire pour nous empêcher de sortir innocent de la lecture de son roman, et il est vrai qu’on n’arrive pas tout à fait sain et sauf de cette aventure singulière. A sa manière, elle est l’auteur d’un traité de l’homicide volontaire par les mots. Son roman est fait presque entièrement de dialogues ; le dialogue, c’est la guerre. Et elle parle beaucoup de Simenon et de Céline ; ils angoissent, et ils sont poètes : elle est de leur famille.
Une exigence ardente et un regard froid tiennent Amélie Nothomb également éloignée des bonnes manières et des mauvais lyrismes. Reste un souci extrême de vérité. C’est ici la composante essentielle du merveilleux. Et le merveilleux, chacun sait cela, est la seule science exacte.